- Auteur : Takiji Kobayashi
- Genre : Société, Drame
- Editeur : Akata
Synopsis : Dans les années 20, au Japon… L’industrialisation du pays fait rage, tandis qu’en Russie, la Révolution vient de s’achever. Au port de Hakodate, c’est l’effervescence : le bateau-usine s’apprête à partir en mer, pour pêcher des crabes qui seront revendus à prix d’or. Mais les ouvriers-pécheurs ne se doutent pas encore du destin qui les attend… Exploités, battus et spoliés par Asakawa, l’intendant du navire qui ne pense qu’aux bénéfices de l’entreprise qu’il représente, ils vivront un véritable enfer quotidien. Pourtant, quand le bateau échappe au naufrage, grâce à l’aide d’un chalutier russe, les esprits commencent à s’échauffer. Un jeune étudiant, influencé par les romans de Dostoïevski, décide de prendre la tête d’un mouvement de rébellion… La grève est ouverte !
Le Japon est un pays qui a connu bon nombre d’évènements marquants au cours de son histoire, de la bataille de Sekigahara à l’explosion des bombes nucléaires à Nagasaki et Hiroshima, beaucoup de guerres, crises ou autres conflits ont alimenté les récits au travers des âges. Ecrivant quelques fois pour dénoncer, les auteurs ne passent pas par quatre chemins et utilisent la fiction pour dépeindre la société ou une minorité afin de lever le voile sur les injustices de leur époque. C’est le cas de Takiji Kobayashi, écrivain du XXe siècle qui militait contre la guerre d’invasion menée par le Japon dans les années 30. Egalement adhérant du parti communiste japonais, illégal à son époque, il publie en 1929 son œuvre phare qui lui vaudra une belle censure, Le Bateau-Usine qui est encore aujourd’hui comme un des chef-d’œuvres de la littérature japonaise. Il est si populaire qu’il a été adapté plusieurs fois en films, traduit en plusieurs langues et également transcris sous forme de manga par Gô Fujio.
C’est donc en 2008 que Fujio se lance dans l’adaptation du roman de Kobayashi. Un challenge bien complexe puisqu’il s’agit là de retranscrire l’impact qu’a eu l’œuvre originale. En effet, Kobayashi y dénonce le travail des pauvres au travers de celui de pêcheurs de crabes dans la mer d’Okthotsk. Ces derniers vont se confronter au dur labeur qu’est le métier de pêcheur, entre la cruauté de la mer japonaise mais aussi celle de leur intendant, Asakawa. Celui-ci se révèle être un véritable bourreau, ne leur laissant pas une minute de répit. Véritable portrait de la société prolétaire japonaise, Kobayashi se positionne comme militant contre cela. La classe ouvrière est dépeinte sous son plus mauvais jour mais également son plus beau car il insiste sur le côté horrible de la chose tout en tant mettant la lumière sur ces gens, héros du pays à ses yeux.
Fujio offre ici un visuel dont le roman ne bénéficiait pas. Ainsi, il permet aux lecteurs d’être frappé par les conditions de travail et de vie car oui, être sur un bateau un certain temps signifie que l’on y vit aussi. Beaucoup d’hommes se retrouvent donc à vivre sur un immense navire et doivent cohabiter ensemble, loin de leur patrie, leur foyer, leur famille. Le moral en prend un coup au bout d’un certain temps et Kobayashi le décrit habilement. La tension monte petit à petit entre l’intendant et les travailleurs qui se fatiguent de plus en plus compte tenu du rythme insoutenable qu’on leur impose.
Avec un style très années 50, Fujio a su s’approprier le récit tout en conservant le coup de plume de Kobayashi avec plusieurs passages entièrement narrés à l’écrit et non par la force des images. Le roman et le manga se rencontrent afin d’offrir une nouvelle dimension à l’intrigue qui reste puissante, tout support confondu. Fujio propose donc des dessins très vieillot mais qui n’en reste pas moins beau, avec des traits durs qui forment l’anatomie des personnages. D’ailleurs, ces derniers se ressemblent beaucoup mis à part quelques rares exceptions. Peu de noms sont dévoilés si ce n’est celui de l’intendant, provenant sans doute de la volonté de ne pas donner d’identité propre aux travailleurs, accentuant le côté non-humain, objet qu’on leur donne. Cette ressemblance renforce cette idée d’outil jetable dont on peut se débarrasser dès lors qu’il n’est plus d’utilité.
La deuxième partie de l’œuvre expose la détermination des travailleurs leur envie de ne plus se laisser faire. Avec leur soutien mutuel, ils s’allient pour se confronter non seulement à Asakawa mais aussi à la société qui ne cesse de les écraser. C’est donc en toute logique que les marins vont se rebeller contre cette « dictature » dont ils sont les victimes. Plus qu’un travail de pêcheur, c’est une vrai rébellion de la classe ouvrière, dans tous les domaines que l’on suit. Une rébellion pour le salut d’hommes et femmes, d’êtres humains qui ne souhaitent que le bonheur, dont ils ne sont privés au sein du navire. La douleur physique et morale prend le dessus au fur et à mesure du temps qui passe et certains se retrouvent à ne plus pouvoir supporter cette torture, si bien qu’ils en meurent. Ces passages sont d’une violence inouïe, non pas graphiquement où le sang gicle dans tous les sens mais la patte graphique de Fujio rend ces instants très fort. Le désespoir se peint sur le visage de chacun et l’étau se resserre autour d’eux. Ils réussissent néanmoins à reprendre confiance et à se relever même après un échec cuisant et la beauté de l’Homme est mise en avant grâce à sa stupidité et cruauté, belle ironie.
L’œuvre, bien qu’elle ait bientôt un siècle d’existence, ne cesse de traverser les époques. Pourquoi ? Parce que le sujet est toujours d’actualité et elle marque d’une trace indélébile un fait qui était, est et continuera d’être : l’exploitation des travailleurs. Sujet à de nombreux débats, ce thème est toujours pris avec des pincettes mais les artistes, quels qu’ils soient parviennent à mettre des mots, des images, une œuvre dessus, pouvant ainsi atteindre un public qui pourra se sentir concerné.
Bijou de la littérature japonaise mais également de la littérature du XXe siècle, Le Bateau Usine est une œuvre qui mérite grandement de se faire connaitre d’un nouveau public, plus jeune. La littérature japonaise peine encore un petit peu à se faire une véritable place au sein du public français mis à part quelques auteurs. L’ambition de Fujio d’en faire un manga est appréciable et Akata a eu l’initiative de le publier, un projet qui leur tient à cœur puisqu’ils sont dessus depuis maintenant deux ans. Un grand bravo à eux pour avoir permis à la traductrice du roman de pouvoir signer la préface et également bravo pour nous ramener une adaptation d’aussi bonne qualité !